C'est à un parcours peu commun, autant au plan personnel qu'artistique, que Bruno Letort doit d'être devenu aujourd'hui, à même pas 40 ans, une des figures essentielles de la scène des musiques actuelles en France.
Après une enfance itinérante, de Vichy à Paris via le Pakistan, Letort étudie la composition et l'harmonie auprès de Marius Constant et de Jean-Claude Petit. Ce double apprentissage, cette égale sensibilité pour les disciplines et les styles, qui se joue des frontières factices entre musique « savante » et genres populaires, ne cessera d'aiguiller sa démarche artistique. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard s'il commence sa carrière discographique dans le domaine de la fusion : ce guitariste chevronné, musicien et arrangeur de studio, publie au début des années 80 une série d'albums à la frontière du jazz et du rock – et, de Manu Katché à Noël Akchoté, en passant par Claude Barthélémy, Renaud Pion ou Dominique Grimaldi, ne cessera jusqu'à aujourd'hui de collaborer avec des musiciens issus de la scène jazz ou improvisée. Viendra ensuite le temps d'une musique plus « écrite » (à la table aussi bien qu'à l'ordinateur) : ses partitions pour orchestre (Pièces pour les pays baltes, 1992 ; Les Cités obscures, puis Le Continent obscur, commandes de l'Orchestre philharmonique de Radio France, 1998-99), ses nombreux quatuors à cordes (le disque Escales en 1992, la musique du spectacle L'Affaire Désombres en 2001) et même un premier « opéra interactif » (François Villon, en 1994) témoignent d'une inspiration élargie, sensible aussi bien à l'héritage des compositeurs répétitifs américains qu'aux traditions extra-européennes ou aux musiques nouvelles les plus pointues, ambient ou électroniques. Fables électroniques, son dernier opus discographique en date, est d'ailleurs un projet de home-studio mêlant grâce à l'ordinateur des sons électroniques ou concrets à ceux de l'orchestre symphonique. Il devrait être suivi par Fables pornographiques, cycle de pièces pour quatuor transcrites pour orchestre à cordes, et ensuite retraitées.
Cet univers créatif tire une grande partie de sa richesse et de sa force d'évocation de sa confrontation avec d'autres. La démarche de Bruno Letort a en effet toujours visé à l'interdisciplinarité et à l'interactivité. En témoigne le nombre d'œuvres qu'il a composées pour la scène – pour des films, des ballets, des pièces de théâtre, mais aussi des expositions, des cérémonies commémoratives ou des jeux vidéo. Très lié avec Benoît Peeters et François Schuitten, le tandem phare de la bande dessinée belge (auteur de la série culte des Cités obscures), il a notamment réalisé avec ceux-ci L'Affaire Désombres : ce spectacle multimédia, créé dans le cadre du festival des 38e Rugissants à Grenoble en 1999, a été successivement édité en CD et en DVD. À l'occasion de ce spectacle, le quotidien L'Humanité écrivait d'ailleurs : « Bruno Letort cultive à l'instar de Schuitten et Peeters le goût des architectures nouvelles, du nomadisme artistique, de la recherche de nouvelles formes entre les genres établis, autant qu'un intérêt aigu pour les figures oubliées mais essentielles. »
Ce goût, le musicien n'a cessé de chercher à le faire partager. Car Letort n'est pas seulement un compositeur, auteur de 17 disques et d'une cinquantaine d'œuvres, mais aussi un « passeur » – et dans son parcours, ces deux dimensions n'ont cessé de s'interpénétrer et de se nourrir l'une l'autre. Pédagogue, responsable artistique (le festival Tapage Nocturne à Paris, à partir de 1997), écrivain (Musiques plurielles, Balland, 1998) et journaliste, il est également depuis 1994 producteur à France Musique(s) : on lui doit entre autres les émissions Ainsi la nuit, Musique Pluriel, Papillons de nuit et Tapage Nocturne, qui est entrée cette année dans sa 7e saison, continuant de balayer tout le spectre des musiques d'aujourd'hui. Au sein de la Maison Ronde, Bruno Letort, après avoir été chargé de mission pour le développement des nouvelles technologies, occupe par ailleurs depuis 2000 le poste de responsable des éditions phonographiques : dans ce cadre, il est à l'origine de la création du label « Signature », dont le catalogue est à la démesure des goûts de son géniteur – puisqu'il s'étend des musiques concrètes (Luc Ferrari) aux musiques traditionnelles (le bandonéoniste Cholo Montironi), en passant par l'improvisation (Noël Akchoté) ou le mariage électronique/acoustique (Bumcello). Par ailleurs, Bruno Letort a créé en 1999 son propre label, Cube Musique, afin de diffuser non seulement certaines de ses créations, mais aussi des projets musicaux qui vont de la pop aux musiques du monde. Encore une nouvelle manière de donner corps à ses multiples passions sans se soucier des conformismes, et de laisser littéralement libre cours à son amour de la musique.
David Sanson
A voir également le catalogue de ses oeuvres et sa discographie
(source : http://www.cube-music.net)